Madame de Tourvel , personnage tragique ?

 

 

1) Rappel de définition :

 

la tragédie met en jeu – et en scène -  la fatalité, contre laquelle se brisent toutes les entreprises humaines. Devant ce combat  perdu d'avance, les sentiments cathartiques du public sont la terreur, la pitié et l'admiration.

 

En règle générale, lorsqu’on parle de tragédie, on pense en priorité au genre théâtral. Par extension, on évoque une situation tragique chaque fois que le sujet ou le personnage se trouve confronté à une situation qu’il n’a pas choisie, qui le met en difficultés graves , essentiellement sur le plan moral, difficultés qu’il ne pourra résoudre que dans une issue fatale.

Dans le déroulement de la tragédie, les éléments se mettent en place , puis on assiste à une intensification des problèmes qui place le sujet dans un état de crise. Le piège est alors noué et les événements suivent leur cours jusqu’au dénouement fatal et inexorable.

 

2)  Le parcours de Mme de Tourvel,

 

a)       Une proie idéale : Elle est une femme vertueuse, sensible qui fait l’unanimité autour d’elle. Elle est reconnue, appréciée et respectée. Son physique nous est peu décrit. (sauf quelques remarques désagréables de Mme de Merteuil. Sa sensibilité et ses vertus sont essentielles. Elle est prude, fidèle, attachée à la religion. Rien ne la prédispose donc à l’adultère et c’est justement cela qui fait d’elle une proie intéressante pour Valmont. " Vous connaissez la Présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque; voilà l'ennemi digne de moi; voilà le but où je prétends atteindre: »(lettre 4)

 

b)      Elle voit entrer Valmont dans son environnement sans méfiance, quoi qu’elle en ait entendu dire « Notre retraite est égayée par son neveu le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage: mais il me semble qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante, et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare. Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le prêche avec beaucoup de sévérité.( Lettre 8).Elle ne cache donc pas son intérêt pour le personnage, qui la distrait et ajoute qu’elle se donnerait une mission auprès de lui : Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait une belle conversion à faire . La séduction a donc déjà fait son œuvre, même si elle ne s’en rend pas compte. Sa naïveté est désarmante.

 

 

c)       Le tourment, l’impossible choix :Elle se trouve ensuite tourmentée, torturée, entre deux sentiments très forts : l’attrait réel pour Valmont, d’une part, et son sens du devoir, de la vertu qui la pousse à le rejeter. Cette lutte intérieure est bien celle d’une héroïne tragique et il y a quelque chose de Phèdre en cela : Enivrée du plaisir de le voir, de l'entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j'étais sans puissance et sans force; à peine m'en restait-il pour combattre, je n'en avais plus pour résister; je frémissais de mon danger, sans pouvoir le fuir. Hé bien! il a vu ma peine, et il a eu pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas? Je lui dois bien plus que la vie. Lettre 102 . A ce moment elle choisit la fuite, mais elle envisage déjà une fin plus grave : il vaut mieux mourir que de vivre coupable.Le tourment est permanent, à la fois attendu et repoussé. Mme de Tourvel est dans une situation de déchirement pathétique, plus encore tragique, comme nous invite à penser les termes de cette lettre : En effet, pouvais-je ouvrir cette Lettre, que pourtant je brûlais de lire? Par la fatalité qui me poursuit, les consolations qui paraissent se présenter à moi ne font, au contraire, que m'imposer de nouvelles privations; et celles-ci deviennent plus cruelles encore, par l'idée que M. de Valmont les partage. (lettre 108). L’héroïne est ici dans un état de crise morale et sentimentale qu’elle exprime en mêlant le vocabulaire de la passion (« je brûlais »), des termes renvoyant à la morale, voire au lexique religieux : les privations, les consolations. En vain, puisque poursuivie par la fatalité, elle essaie de convertir sa souffrance amoureuse en une épreuve destinée à la grandir et à l’éprouver dans sa foi. Elle semble ainsi se mortifier pour expier ce sentiment amoureux auquel elle ne comprend rien : Ah! que du moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du sentiment de ma faiblesse. Oui, ces Lettres qu'il ne se soucie plus de garder, je les conserverai précieusement. Je m'imposerai la honte de les relire chaque jour, jusqu'à ce que mes larmes en aient effacé les dernières traces; et les siennes, je les brûlerai comme infectées du poison dangereux qui a corrompu mon âme. Oh! qu'est-ce donc que l'amour, s'il nous fait regretter jusqu'aux dangers auxquels il nous expose; si surtout on peut craindre de le ressentir encore, même alors qu'on ne l'inspire plus! Fuyons cette passion funeste, qui ne laisse de choix qu'entre la honte et le malheur, et souvent même les réunit tous deux, et qu'au moins la prudence remplace la vertu.(124)

 

d)       L’irréparable, la reddition : la rencontre fatale a lieu au terme de manœuvres savantes de Valmont.: j'observais l'altération de sa figure; je voyais, surtout, les larmes la suffoquer, et ne couler cependant que rares et pénibles. Ce ne fut qu'alors que je pris le parti de feindre de m'éloigner; aussi, me retenant avec force: - " Non, écoutez- moi, dit-elle vivement. - Laissez-moi, répondis-je. - Vous m'écouterez, je le veux. - Il faut vous fuir, il le faut! - Non! " s'écria-t-elle... A ce dernier mot, elle se précipita ou plutôt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutais encore d'un si heureux succès, je feignis un grand effroi; mais tout en m'effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire; et en effet elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à son heureux vainqueur.  (125) Le récit est celui d’un stratège, le lexique de la conquête et de la guerre n’est pas absent. La conquête d’ailleurs est violente, profitant de l’étourdissement – l’évanouissement ? – de Mme de Tourvel. Cela peut donc être lu comme un viol, et la réaction de la victime est assez conforme : Figurez-vous une femme assise, d'une raideur immobile, et d'une figure invariable; n'ayant l'air ni de penser, ni d'écouter, ni d'entendre; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était Madame de Tourvel, pendant mes discours; mais si j'essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste même le plus innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots, et quelques cris par intervalles, mais sans un mot articulé.(125). Mme de Tourvel est ici en état de choc. Mais si l’on en croit Valmont, elle va être une double victime, de son séducteur et de ses sentiments religieux qui vont l’entraîner à vivre de nouveaux sacrifices pour le bonheur de son amant. Vous êtes donc heureux? " Je redoublai les protestations. - " Et heureux par moi! " J'ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s'assouplirent; elle retomba avec mollesse, appuyée sur son fauteuil; et m'abandonnant une main que j'avais osé prendre: - " Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage. "  Le piège a donc fonctionné. Voici une Mme de Tourvel consentante : " Vous avez raison, me dit la tendre personne et je ne puis plus supporter mon existence qu'autant qu'elle servira à vous rendre heureux. Je m'y consacre tout entière: dès ce moment je me donne à vous, et vous n'éprouverez de ma part ni refus, ni regrets. " A ce moment, on ne peut plus envisager le personnage sous l’angle de la tragédie. La crise peut paraître résolue dans la reddition de Mme de Tourvel. Elle se donne à l’amour comme dans une sorte de mysticisme. On relèvera d’ailleurs le vocabulaire religieux qui émaille le texte.

 

e)       Une fin digne de la tragédie Mme de Tourvel accepte de vivre son aventure avec Valmont. Le film nous montre d‘ailleurs une amoureuse pressée de rejoindre son amant. Dans ses lettres, elle confesse à Mme de Rosemonde ce qu’elle considère toujours comme une faute, un adultère qu’elle justifie par sa volonté de vouloir faire le bonheur de son amant. Dans ce système ( à la fois faux et vrai) de culpabilité elle se retrouve face à une nouvelle problématique tragique. A l’issue de l’aventure, si cela devait arriver, seule une fin tragique serait envisageable : C'est donc à votre neveu que je me suis consacrée; c'est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse, et je la trouverai fortunée. Si quelque jour il en juge autrement ... , il n'entendra de ma part ni plainte ni reproche. J'ai déjà osé fixer les yeux sur ce moment fatal et mon parti est pris. (128) Encore une fois, le mot « fatal »est employé, lié à l’idée de mort. Quand elle découvre la trahison de Valmont, son désespoir est évident : Valmont... Valmont ne m'aime plus, il ne m'a jamais aimée. L'amour ne s'en va pas ainsi. Il me trompe, il me trahit, il m'outrage. Tout ce qu'on peut réunir d'infortunes, d'humiliations, je les éprouve, et c'est de lui qu'elles me viennent.(135) Et on peut y lire tout autant d’incompréhension. Elle prend douloureusement  conscience de son ignorance amoureuse : L'amour ne s'en va pas ainsi.

La lettre 141, le coup de grâce : elle va voyager entre plusieurs destinataires. Merteuil y raconte une histoire « édifiante », destinée à inviter Valmont à la rupture. Valmont la recopie et l’envoie à Mme de Tourvel, qui à son tour l’enverra à Mme de Rosemeonde pour qu’elle juge du coup fatal qui vient de la frapper. Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l'illusion de mon bonheur. La funeste vérité m'éclaire, et ne me laisse voir qu'une mort assurée et prochaine, dont la route m'est tracée entre la honte et le remords. Je la suivrai... je chérirai mes tourments s'ils abrègent mon existence. Je vous envoie la Lettre que j'ai reçue hier; je n'y joindrai aucune réflexion, elle les porte avec elle. Ce n'est plus le temps de se plaindre, il n'y a plus qu'à souffrir. Ce n'est pas de pitié que j'ai besoin, c'est de force.[…] Quand les blessures sont mortelles, tout secours devient inhumain. Tout autre sentiment m'est étranger, que celui du désespoir. Rien ne peut plus me convenir que la nuit profonde où je vais ensevelir ma honte.(153) Souffrance, honte, expiation, retrait du monde. Le chemin est bien celui d’une femme prude et religieuse qui semble assumer ses choix. On sait, par la lettre de Valmont, qu’elle entre au couvent le 28 novembre. Fidèle à sa promesse, elle ne donne plus de signe épistolaire. Le 5 décembre, la lettre 161, dictée à sa femme de chambre témoigne du désordre mental dont elle est atteinte. Je meurs, et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m'est refusée. La pitié s'arrête sur les bords de l'abîme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris ne sont pas entendus! […] Je veux le fuir, en vain, il me suit; il est là; il m'obsède sans cesse. Mais qu'il est différent de lui-même! Ses yeux n'expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l'insulte et le reproche. Ses bras ne m'entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur? […]Mais quoi! c'est lui... Je ne me trompe pas; c'est lui que je revois. Oh! mon aimable ami! reçois-moi dans tes bras; cache-moi dans ton sein: oui, c'est toi, c'est bien toi! Quelle illusion funeste m'avait fait te méconnaître? combien j'ai souffert dans ton absence! Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais! […]Dieu! c'est ce monstre encore! Mes amies, ne m'abandonnez pas. Vous qui m'invitiez à le fuir, aidez- moi à le combattre; et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous toutes deux? S'il ne m'est plus permis de vous revoir, répondez au moins à cette Lettre; que je sache que vous m'aimez encore.La confusion mentale est évidente dans l’incohérence de l’énonciation de la lettre. Mme de Tourvel est perdue. Parce qu’elle sombre dans la folie elle rejoint un autre personnage tragique : Oreste, dans Andromaque.  Frears quant à lui accentue l’aspect pathétique, ce qui élude le caractère tragique. Elle se meurt physiquement, on tente des remèdes. Elle reçoit des visites, notamment celle de  Danceny qui  lui apporte un message d'amour de Valmont avant sa mort. Elle semble alors partir apaisée et commande un dernier geste théâtral que l’on ferme les rideaux du lit.  Dans le roman,  Mme de Volanges fait le récit de la mort de Mme de Tourvel, qui a pu entendre la mort de Valmont et a encore été capable de prononcer son pardon. elle m'a priée de l'aider à se mettre à genoux sur son lit, et de l'y soutenir. Là, elle est restée quelque temps en silence, et sans autre expression que celle de ses larmes qui coulaient abondamment. Enfin, joignant ses mains et les élevant vers le Ciel: " Dieu tout-puissant " , a-t-elle dit d'une voix faible, mais fervente, " je me soumets à ta justice: mais pardonne à Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je bénirai ta miséricorde! " Pour Laclos, c’est ici le choix de mettre en avant une certaine grandeur d’âme qui peut en effet faire de Mme de Tourvel une héroïne tragique.

 

3) Pourrait-on en douter ?

 

Pour juger de Mme de Tourvel, nous disposons de  deux sources essentielles d’informations : les récits que fait Valmont dans sa correspondance avec Merteuil et les lettres que Mme de Tourvel adresse à Mme de Rosemonde, auprès de laquelle elle semble trouver le soutien et la compassion d’une grand-mère à qui elle parle en toute sincérité. Cet échange épistolaire est intéressant pour mettre à jour la personnalité de Mme de Tourvel. Les réponses qu’elle reçoit sont toujours empreintes de mesure,  de tolérance, de compréhension. Rien n’indique donc qu’à un certain moment les sentiments dévoilés par Mme Tourvel aient pu être feints. Que reconnaît-elle dans ces lettres ? Elle a cédé à Valmont : placée par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. Je ne m'en vante, ni ne m'en accuse: je dis simplement ce qui est et semble assumer ce choix, non sans rappeler sa confrontation au dilemme  qui lui avait été imposé. Plus loin, l’idée de « devoir » semble bien éloignée. Elle ose confier : Et comment ne croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l'éprouve en ce moment? Oui, si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils sont haïssables; mais qu'alors Valmont est loin de leur ressembler![…] je l'aime avec idolâtrie, et bien moins encore qu'il ne le mérite. Il a pu sans doute être entraîné dans quelques erreurs, il en convient lui-même; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour? Que puis-je vous dire de plus? il le ressent tel qu'il l'inspire.[…] Qui sait si nous n'étions pas nés l'un pour l'autre, si ce bonheur ne m'était pas réservé, d'être nécessaire au sien! Ah! si c'est une illusion, que je meure donc avant qu'elle finisse. Mais non; je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer. Le lecteur sait à quel point elle se berce d’illusions, mais il est incontestable que ces élans verbaux sont ceux d’une femme amoureuse, exaltée qui revendique son bonheur. Pour le lecteur qui n’ignore rien des enjeux et du dessein de Valmont , il y a là quelque chose de pathétique, voire tragique, en effet. Mais Mme de Tourvel, lorsqu’elle évoque le rôle de la destinée, loin de l’envisager  sous un jour funeste  lui prête l’avantage de réunir des amants prédestinés. Ce n’est plus tant le destin qui est tragique. C’est la naïveté, la crédulité de Mme de Tourvel, ce que confirmera les lettres 135,137,139. Confrontée à l’infidélité de Valmont, elle va tomber au désespoir - C'est celui de mon désespoir qui m'accable à présent; qui ne me laisse de force que pour sentir mes douleurs, et m'ôte celles de les exprimer.  puis croire aux explications et mensonges de Valmont. Elle écrit alorsà Mme de Rosemonde :Que je me reproche, ma sensible amie, de vous avoir parlé trop et trop tôt de mes peines passagères! je suis cause que vous vous affligez à présent; ces chagrins qui vous viennent de moi durent encore, et moi, je suis heureuse. Oui, tout est oublié, pardonné; disons mieux, tout est réparé.(lettre139). De ce point de vue, il est incontestable que Mme de Tourvel a pu connaître et vivre un certain bonheur. Elle a aimé – ce qui n’est pas toujours la règle pour les femmes de cette époque, et on peut penser qu’elle a été aimée en retour. Valmont a dû reconnaître qu’il avait été touché par cette femme. Mme de Merteuil lui affirme qu’il est amoureux, quoi qu’il s’en défende pour garder son statut de libertin. Ce dont elle souffre, ce qui fait sans doute  le tragique de ce destin, c’est l’impossible auquel elle a voulu croire et la transgression qu’elle s’est permise et à laquelle elle ne survivra pas.

 

                                                                                                                                                                                                                                                                        Christine Perrin-Crinquand, octobre 2009