L'adaptation des Liaisons dangereuses par Stephen Frears

par Geneviève Merlin, professeur de Lettres et de Cinéma, lycée de la vallée de Chevreuse à Gif-sur-Yvette

 

Comment passer du « plus abstrait des romans » [1] au monde sensible des images et des sons ? Adapter Les Liaisons dangereuses de Laclos est un défi. Aucune lecture ne dissipe l’ambiguïté des intentions de Laclos. Le texte résiste, sa puissance tient à la lucidité de l’analyse des êtres et des passions et à la forme signifiante qu’elle prend. « J’ai voulu faire un roman qui retentît encore sur la terre quand j’y aurai passé. » Ce propos de Laclos rapporté par Tilly s’est avéré dans la postérité que donnent au roman les nombreuses adaptations qu’il a suscitées tant pour le théâtre que pour le cinéma, la télévision et la radio [2]. Le film de Stephen Frears, Dangerous Liaisons, qui sort en 1988, s’inscrit dans cette lignée.
Les Liaisons dangereuses [3] de Vadim et Vailland font preuve d’audace en transposant l’action à Megève en 1960. Milos Forman propose dans Valmont [4] une réécriture très libre. Quartett [5] d’Heiner Müller constitue l’adaptation théâtrale contemporaine la plus percutante et pourtant la moins fidèle du roman : elle en restitue la force, la cruauté, l’ironie. Moins corrosif, mais faisant entendre le roman de Laclos et le pouvoir des mots, le scénario de Christopher Hampton – spécialiste de la littérature française du xviiie siècle, qui a transposé le roman au théâtre [6] – prend le parti d’infléchir la lecture dans un sens moral, point de vue qui répond à l’épigraphe de l’œuvre [7]. Il réalise avec Stephen Frears une adaptation puissante et spectaculaire qui offre dans le langage du cinéma une représentation du texte.

 

Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, 1988.
© WARNER BROTHERS/ ALBUM / AKG-IMAGES

Un monde sensible : dispositifs, figures

De rares notations spatiales, de rares objets, aucune précision géographique : l’espace dans le roman de Laclos est « une abstraction » [8] qui offre peu de ressources visuelles. Le cadre temporel ne fournit pas davantage d’ancrage pour construire un univers sensible. Pourtant Frears choisit de tourner en décors réels, dans six châteaux d’Île-de-France. Mais c’est l’atmosphère qui importe, plus que la vérité historique. Lieux et objets sont choisis pour leur pouvoir d’évocation des pratiques d’une classe et d’une époque. Lustres et miroirs constellent les cadres d’éclats de lumière, les soieries bruissent avec les mouvements des corps : la somptuosité est ici parti pris. Des influences majeures président à cette restitution : Barry Lyndon de Stanley Kubrick, La Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini, Le Verrou de Fragonard, « modèle suprême » [9].

« Tout est là, derrière ce front, derrière ce visage » [10]. En choisissant des stars américaines, Hampton et Frears donnent aux personnages si abstraits du roman une présence familière et une réelle modernité. John Malkovich déploie les signes de son jeu théâtral pour incarner un Valmont ambivalent, véritable histrion amoureux. L’interprétation détachée de Glenn Close met l’accent sur l’orgueil intraitable de la marquise et sur sa fêlure à peine perceptible. Gestes, costumes, coiffures construisent ces libertins dans une gémellité en miroir. En regard, Michelle Pfeiffer est une présence lumineuse, diaphane, toute en vertige et larmes retenues.

 

Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, 1988.
© WARNER BROTHERS/ ALBUM / AKG-IMAGES

Corps et décors

Des fleurs que cueille Madame de Tourvel à la neige où s’ensevelit Valmont, les plans d’extérieur scandent le temps diégétique. Accompagnant arrivée et départ d’un personnage, ils servent de transitions narratives autant que d’indicateurs temporels et inscrivent ainsi le récit dans un déroulement qui suit celui du roman. 
À partir des quelques notations concernant la configuration des lieux du roman, Stephen Frears construit l’espace filmique comme une composition théâtrale. Allées d’arbres, façades, perrons transforment les lieux de l’action en scènes d’autant plus fermées que les plans sont serrés sur les acteurs. Nulle issue hors du cadre contre lequel se heurte Madame de Tourvel égarée par Valmont qui la poursuit dans un jardin labyrinthique. Nul appel vers le hors-champ dans les rares perspectives qu’ouvrent en profondeur les fenêtres. C’est le mouvement des corps qui dynamise cet espace autant que les lignes mouvantes [11] qui le structurent. Les portes font obstacle à la vue tout en entrouvrant sur des espaces qui se dérobent et que la caméra force comme par ruse [12]. Le film explore les ressources scénographiques, sonores et dramaturgiques du théâtre, si présent dans le roman. Lieu de la représentation mondaine, l’opéra est à la fois prolongement et contrepoint au « théâtre du monde » : dans la salle la dangereuse comédie des liaisons, sur la scène le sublime et l’émotion lyrique. Dans les lieux de l’entre-deux – palier, escalier, couloir, passage – s’exerce la stratégie de l’approche persuasive [13], se révèle l’incertitude [14], se confirme la perversité [15].
La mise en scène confine les personnages dans un espace saturé, fragmenté, souvent sans autre profondeur de champ que celle des nombreux miroirs qui démultiplient en abyme le jeu et la vacuité des apparences.

Mise en drame

Une dramaturgie centrée sur les temps forts du récit, un rythme précipité, l’installation d’une tension de plus en plus oppressante : les partis pris de Stephen Frears font entendre le dynamisme du roman de Laclos. Les mouvements physiques et intérieurs des personnages sont marqués par le rythme du montage, la dramatisation de la musique de George Fenton et la composition des cadres.
L’affrontement des roués crée une trajectoire dynamique : le film décline en crescendo les enjeux de leur relation fondée sur une fascination et un désir réciproques. Corps à corps façonné par le montage parallèle, désaccord construit par le champ/contrechamp : la mise en scène, jouant de la proximité et de la distance, crée tension et « érotisation de la vengeance » [16]. À ce jeu, chacun se perd ! C’est de la passion jalouse de Madame de Merteuil que naît le drame, aussi le dernier plan lui refuse-t-il une issue.
Le film, contrairement au roman, dissipe toute ambiguïté sur les sentiments des personnages. L’amour qu’éprouve Valmont, très tôt décrypté par le regard perçant de Madame de Merteuil, s’explicite par le retour en flash-back d’un baiser qui le hante jusqu’au geste suicidaire. C’est le cheminement de l’amour qui est la trame de l’intrigue jusqu’à la rédemption finale, signifiée par le montage parallèle des deux morts.
En entrelaçant ironiquement les trois histoires, le montage oriente la lecture dans le sens même du roman : le danger des liaisons [17]. Si le sort des « enfants » reste en suspens, le film a inscrit en quelques plans, du couvent à la scène érotique, le modelage de Cécile en libertine.
« Suspense et film noir » [18] sont convoqués dans le traitement des enjeux du film : attente de l’exécution des contrats, de la révélation des êtres et de la vérité.

 

Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, 1988.
© WARNER BROTHERS/ ALBUM / AKG-IMAGES

Péripétie épistolaire et raccord ironique

Les lettres racontent, analysent, suggèrent. Le film leur substitue corps et actes, abolissant dans le face à face des acteurs la distance qu’instaure le roman entre les personnages. Mais les textes des dialogues du film sont nourris des énoncés des épistoliers.
La lettre devient un objet de cinéma. Elle s’exhibe : mise en scène de l’acte d’écrire et de l’acte de lire, circulation constante des lettres, énoncés dits en voix off.

La lettre est aussi un élément essentiel de la dramaturgie. Dans le film comme dans le roman, elle fait partie de la stratégie de possession et de destruction des libertins : « lecteurs indiscrets » [19], ils s’immiscent dans les correspondances. Le film met en scène ce détournement de l’intime qu’ont en partage Valmont et Madame de Merteuil : Valmont dérobe les lettres de Madame de Tourvel, devient scripteur à la place de Cécile ; Madame de Merteuil sourit perfidement à la lecture de lettres à double sens qui ne lui sont pas destinées. L’écriture devient mise en scène d’un spectacle dans lequel les roués sont autant acteurs que spectateurs. La lettre est source de nombreuses péripéties et, comme dans le roman, est meurtrière, le paquet de lettres rougi du sang de Valmont en est le signe ultime.
L’adaptation construit par les raccords les effets ironiques et cruels de l’entrelacement des correspondances : le montage croise les situations d’écriture érotique et de réception candide [20] ; la musique souligne les effets du double registre.

Mise en présence de personnages qui dans le roman ne se rencontrent pas, duplication de la lettre XLVIII, outrance presque hystérique de l’interprétation du « modèle épistolaire » [21] de la rupture, invention d’une lettre d’amour qui n’existe pas [22] : à travers ces écarts le film affiche sa liberté. Il sert cependant de façon magistrale l’analyse sans concession du roman.
L’adaptation nourrit une relecture féconde de l’œuvre littéraire. Ce prolongement dit bien quelle est l’extraordinaire modernité du chef-d’œuvre de Laclos.